Poème juridique dans le métro
Par Alicia Mâzouz et Camille Porodou
DEFINITION :
La contrainte est la suivante : le temps d’un court trajet de transport en métro, en tram ou en bus, il convient de rédiger un poème juridique, de préférence sans manquer sa station. Toutefois, si à l’instar de l’expérience que j’ai moi-même vécue, happée par sa réflexion, l’on oublie de descendre, alors il est possible de réaliser la deuxième partie de cette contrainte, passer du poème à la norme.
APPLICATION :
Le poème juridique : matin nuage
« Alors que les relations contractuelles se s’étaient déroulées sans nuage
La poussière des rails altéra la douceur du voyage.
Mais dans le silence blanc d’un matin quotidien,
Indifférents aux particules, les passagers parcourent du bout des mains,
Des écrans infinis dessinant sur la toile étoilée des milliers de données.
Libérés des entrailles de Paris,
C’est un nuage trop bas qui cueillit les passants lassés de toutes ces ombres.
Faut-il un pamphlet ou une loi,
pour nous délivrer de ces nuages-là ? »
Du poème à la norme : la sanction des nuages
« Tous les nuages assombrissant les relations contractuelles et extracontractuelles devront nécessairement faire l’objet d’une interdiction de circulation par l’autorité habilitée ».
COMMENTAIRE :
La langue juridique est bien entendue caractérisée par une rigueur et une précision nécessaires dans le choix des mots. D’aucuns considèrent alors que ces caractéristiques ne pourraient pas la rendre compatible avec la poésie. Sans doute le texte de loi poursuit-il avant tout un objectif de clarté mais ceci nous semble conciliable avec l’esthétique de la langue, la quête d’une certaine sonorité, d’un rythme.
Bien entendu, l’exemple proposé n’est pas juridiquement convaincant, non pas tant en raison de la forme retenue que de la ratio legis : interdire les nuages, voilà bien une fiction juridique ambitieuse. Mais les juristes ne se plaisent-ils pas à inventer et réinventer le réel redessinant les contours des réalités humaines ?
archives Poèmes juridique de métro
Sur le modèle du poème de métro oulipien qui consiste à songer à un poème entre deux stations et à l’écrire à la station, le poème juridique de métro est une observation juridique sous forme de poème (qui lui-même n’est pas contraint).
Par exemple
Personne inconnue.
Dans le carré, il s’incruste
Dans le sens de la marche
Il bouge son bras
Il farfouille on ne sait quoi
Une station il se lève déjà
Son ex voisin l’aperçoit de profil
Sans âge sec, pas fou, pas saoul
Droit et invisible
Qui est-il ?
Un couple âgé entre
La femme veut se mettre
A la place de l’homme resté peu de temps
Elle pointe du doigt au passager
Le long porte-feuille élimé
« C’est pas à moi,
il y avait un homme, il a du le laisser »
Il n’est plus sur le quai
Une femme depuis l’autre carré:
“Il y a peut-être un numéro dedans”
“Ah oui je n’y avais pas songé”
Il s’autorise à ouvrir
Une carte de fidélité Fnac
Une pièce d’un centime
Une carte de visite d’avocate
La poche à billet est vide
La carte vitale dans son étui en plastique
Une jeune femme bouclé au teint noir d’Orléans
Va-t-il appeler cette femme ?
Il commence à taper son numéro
Où la verra-t-il ?
Il se ravise
“Je laisserai le porte-feuille à la station”, dit-il tout haut
En face de lui le mari de la femme âgée à ses côtés approuve:
“C’est surtout pour les papiers”
Il reste avec son porte-feuille de femme
À la main, devant lui
Pendant tout le voyage
Il tente de dire au revoir au couple âgé
Qui ne le calcule plus
À l’accueil de Saint-Michel
Il n’y a pas la queue
Trois agents discutent
“Messieurs dames, j’ai trouvé cela”
Ils ont déjà compris:
“- On va s’en occuper, voulez vous laisser votre nom, c’est pas une obligation.
– Si c’est pas une obligation je préfère pas.
– Alors on va mettre: ramener par personne inconnue.”
28 septembre 2017.
Autre contrainte possible dans l’esprit de la précédente :
Poème juridique de séminaire
prendre la phrase la plus marquante d’un séminaire et la décliner pour créer du droit potentiel.
La rhétorique s’est effondrée
La rhétorique s’est effondrée
Il n’y a plus de règle pour inventer
Dit Perec dit la Cerpe
La rhétorique s’est effondrée
La langue n’est plus réglée
Même en droit, même endroit
La rhétorique s’est effondrée
Tout artiste au bord du gouffre
Tout écriveur, tout lawyer
La rhétorique s’est effondrée
Morte par anticipation
Le zombie de l’oulipont
La rhétorique s’est effondrée
Des contraintes à inventer
Où va-t-on, où on va-t-on ?
Howard Becker 28 septembre 2017, Paris Diderot
Voir Cabâzor
Variante, s’inspirer d’un graffiti lu dans le métro.
Règle de vie.
Il a lu trop vite à la station
« Toute règle supporte des exceptions sauf la mort »
Pourquoi à Château d’Eau pendant les travaux ?
Pourquoi ce graffiti paraît-il si vivant ?
Qui a bien pu l’écrire ?
Au lieu de la coiffure africaine ?
La rame est déjà repartie
Il revient deux jours après
Il prépare l’appareil
Trop tard !
La phrase a été recouverte
D’un crépi gris imprécis
La règle sans exception
A été effacée
Était-ce si subversif ?
Une piqûre d’égalité
Restent une règle avec exception
Le château des Dieux immortels.
Tous les hommes sont mortels
Sauf Bill Socrates.