Concept de concept
Par Jean-Baptiste Jacob (et un ajout, l’exemple 4, par Emmanuel Jeuland)
DEFINITION :
L’effort de connaissance de la discipline juridique se résout, toujours, en un travail d’analyse conceptuelle. La contrainte du « concept de concept » entend justement interroger les différentes modalités de définition à disposition des juristes. Il s’agit d’apprécier, pour un concept donné, les différentes façons de l’appréhender et les conséquences de celles-ci sur sa signification potentielle.
APPLICATION :
1.- Cour Européenne des Droits de l’Homme, Gasus Dosier und Fördertechnik GmbH contre Pays-Bas, – 15375/89, 1995, § 53 : « La Cour rappelle que la notion de « biens » de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite certainement pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition ». La CEDH reconnaît que certaines créances constituent des « biens » et peuvent fonder un « droit de propriété ».
2.- Charles Aubry et Charles Rau, Cours de droit civil français, T. II, 5ème éd., 1897, p. 72 – 73 : «À la différence de la distinction des droits en mobiliers et immobiliers, laquelle se rapporte à la nature de la chose formant l’objet de tel ou tel droit, la division des droits en réels et personnels, repose sur la nature intrinsèque des droits eux-mêmes ». À lire les deux auteurs, on comprend que la propriété qui s’exerce sur un bien, c’est-à-dire immédiatement sur une chose, ne saurait s’appliquer aux créances sauf à ce qu’elle soit exclue de la catégorie des droits réels.
3.- Définition potentielle par Camille Porodou, Anthologie 2018-2021, selon la contrainte du concept de concept : « La chose juridique s’entend de tout objet réel et particulier qui s’impose à l’esprit et aux sens de l’interprète authentique habilité par la force ou, par la raison, à édicter des commandements ».
4.- Concept du concept d’objet réel et particulier qui s’impose à l’esprit : « l’objet réel et particulier qui s’impose à l’esprit s’entend de toute butée qui est en relation avec une autre butée pour former une portion de l’espace-temps ». En effet, dans une théorie relationnelle de l’univers, l’espace n’existe pas indépendamment des objets en relation. Il resterait à définir le concept d’espace-temps en droit et de « butée ».
COMMENTAIRE :
La définition du concept de « bien » corrélée à celle du concept de « propriété » est un exemple topique des différentes façons d’envisager les concepts juridiques. Les trois exemples précédents articulent les deux grandes méthodes de la définition mobilisées en droit. Une première approche, issue de la philosophie anglo-saxonne[1], peut être qualifiée de conventionnaliste – ou inférentielle. Elle suppose que la signification d’un concept renvoie seulement aux conditions d’usage de celui-ci. En application de cette méthode, la définition du « bien » élargie aux créances, que propose la CEDH, dans l’exemple 1, pourra être considérée valide. Une seconde approche, plus conforme à la tradition française[2], peut être qualifiée de réductionniste ou logique. Elle suppose qu’un concept trouve toujours sa signification par référence abstraite à son genre de rattachement (genus proximum) et, en son sein, par référence supplémentaire à sa différence spécifique (differentia specifica) avec les autres objets de ce même genre. L’application de cette méthode est évidente dans l’exemple 2. Le concept de propriété est rattaché à un genre supérieur, duquel il dépend, à savoir le concept de « droit réel ». À son tour, le concept de « droit réel », peut faire l’objet d’une définition réductionniste. Son genre de rattachement réside dans le concept de « droit patrimonial ». Au sein de ce genre, il possède une différence spécifique avec un autre concept, « le droit personnel ». Cette différence spécifique se fonde sur un autre concept, celui de « chose ». La définition de la chose est rendue difficile d’un point de vue analytique comme l’illustre l’exemple 3. Elle constitue une définition première ou ultime, une sorte de « grundnorm ». La méthode conventionnaliste n’est absolument pas appropriée puisqu’on ne saurait retenir, ni même identifier, un usage spécifique du concept permettant de lui attribuer sa signification. La méthode réductionniste montre également des limites. Le concept de « chose » ne saurait trouver de genre de rattachement. Il doit être appréhendé par un concept synonyme, l’objet, par exemple, sans pour autant que l’on progresse dans l’entreprise de connaissance. Sa définition doit donc se poser comme un point de départ d’une chaîne analytique – celle qui va justement décomposer l’idée de chose, dans l’idée de bien par exemple, entendu comme « chose appropriée ». L’exemple 3 illustre, surtout, les limites de la démarche analytique en droit, qui se retrouve, en dernière hypothèse confrontée à un choix. L’entreprise de définition doit opérer soit par l’expérience et l’observation, soit par un effort supplémentaire de réflexion. Dans le premier cas, elle se fonde sur une méthode empirique – qui tend à la casuistique – dans le second cas, elle se fonde sur une méthode étymologique [renvoi contrainte de l’étymologie]. L’exemple 4 qui cherche encore le concept derrière le concept se heurte à la frontière entre le champ juridique et le champ de la physique.
[1] Jérémy Bentham, A fragment on Government, Clarendon Press, 1891, p. 230 et s., notamment p. 232 – 233.
[2] François Gény, Science et technique en droit privé positif: nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, T. I, op. cit., p. 153 ; Charles Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », loc. cit., p. 30 et s.