Coronacrash
Par Nissim Elkaïm
DEFINITION :
Si l’on devait refaire le monde après la crise du coronavirus et un éventuel krach boursier, quel serait le projet juridique que l’on envisagerait ? C’est la contrainte du coronacrash.
APPLICATION :
Le coronavirus avait pris de court tout le monde. Personne, à part quelques illuminés adeptes de sciences fictions, n’avait imaginé un tel scénario. Il avait frappé brutalement. L’état d’urgence sanitaire avait était déclaré. La France, à l’instar du reste de la planète, était entrée dans un long confinement de près de deux mois. L’occasion pour chacun de méditer et de se plonger dans une ascèse intérieure. Des prises de consciences commençaient à émerger. La désindustrialisation de la France posait problème : impossible d’être autonome en matière de production de masques. Le démantèlement du service public était sans doute une erreur : pas assez de lit dans les hôpitaux publics et d’équipements de réanimation pour faire face au pic de l’épidémie. La mondialisation était de plus en plus remise en question : elle pouvait être le terrible vecteur d’un virus meurtrier. Les limites de l’économie contemporaine devenaient claires : par temps de pandémie le paradigme devait changer, ce n’était plus le profit mais la solidarité. Certaines questions juridiques se posaient avec force : comment légiférer par temps d’état d’urgence sanitaire, alors que Parlement et Sénat ne peuvent pas se réunir ? Le système des attestations de déplacement dérogatoire ne porte-t-il pas une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentales ? Quels critères pour les forces de l’ordre pour opérer des contrôles aléatoires ? Le test obligatoire est-il envisageable ? La mise en œuvre d’une application de géolocalisation des personnes malades est-elle souhaitable ? Etc. Ces prises de conscience suscitaient l’espoir d’un monde nouveau et meilleur au sortir du confinement.
Néanmoins, le jour nouveau n’a pas eu lieu, ou du moins il ne s’est pas levé comme cela avait été espéré. Au moment du déconfinement, lorsque la vie a repris son cours, la crise économique sévissait. Les importations de masques et de produits bon marchés se sont accélérées. Une partie du secteur hospitalier a été privatisée. Les consultations médicales à distance sont devenues la norme, et les consultations physiques l’exception. L’hospitalisation à domicile la règle, et celle en milieu hospitalier ou en clinique l’exception. La libre circulation des personnes et des biens a repris à un rythme effréné afin de tenter de relancer l’économie. Le chômage sévissant dans tout le pays, l’égoïsme du chacun pour soi a repris très vite le dessus. Dans le but de réaliser des économies, le travail dématérialisé à domicile s’est installé de façon pérenne. Parlementaires et sénateurs ne se sont plus réunis que de façon virtuelle. Les locaux de l’Assemblée nationale et du Sénat ont été vendus. Dans les écoles et les universités, il n’y eut plus que des cours « zoom » pour élèves et étudiants visionnant des écrans à leur domicile. Les locaux des écoles et des universités furent vendus. Plus question pour une grande partie des travailleurs de se rendre sur leur lieu de travail : la crise du coronavirus avait démontré que l’on pouvait travailler efficacement de chez soi. La population fut scindée en deux : les « malades » dont les déplacements furent surveillés et limités, et les « sains » pouvant circuler librement. Seul le pouvoir exécutif avait conservé ses locaux et ses anciennes traditions : les membres du gouvernement se rendaient encore tous les jours dans leurs ministères afin de pouvoir y travailler, et les conseils des ministres reprirent comme avant. Quant au monde de la justice, il fut profondément modifié. Plus question de plaider un dossier au palais de justice. La plaidoirie virtuelle devint obligatoire. Seule la mise en œuvre d’une procédure spéciale permettait de demander une plaidoirie physique. Mais elle fut soumise à quelques cas d’ouvertures très restreints dont la Cour de cassation veillait jalousement à une interprétation stricte. La publicité des débats était soumise à une autorisation spéciale : celle du juge du « zoom ». En effet, la fonction de ce nouveau magistrat était apparue comme une évidence. Il lui appartenait de régler toutes les questions afférentes au « zoom » : rôle, audiencement, accès aux débats, égalité des armes numériques, distribution des codes, atteintes à la vie privée … En première instance, les décisions étaient rendues par des robots judiciaires utilisant des algorithmes. Ce n’est qu’en appel et en cassation que le justiciable avait droit à un juge humain. Afin de préserver la neutralité de la justice, lesdits algorithmes devaient rester secrets, et défense fut faite aux différents éditeurs (LexisNexis, Dalloz, etc.) et aux universitaires de créer des bases de données de décisions judiciaires permettant de développer des algorithmes similaires à ceux des robots judiciaires de première instance. Une « zoom taxe » fut élaborée : elle était calculée au prorata du temps passé sur « zoom » par chaque administré et justiciable. Quant à ceux qui ne disposaient pas d’un équipement numérique, ils furent soumis à une « taxe d’inadéquation » pour financer le recours à une administration et à une justice fonctionnant « à l’ancienne ». Seule une poignée de résistants composés essentiellement d’universitaires, d’avocats, de fonctionnaires, d’étudiants, et de commerçants avait décidé de ne pas accepter cette nouvelle société. Ils se réunissaient physiquement et discrètement là où ils pouvaient, n’utilisaient pas d’ordinateur, juste du papier et des stylos. Leur force : dire non et rêver d’un autre modèle de société, de droit, et de justice. Mais ça, c’est une autre histoire…
COMMENTAIRE
Les périodes de crises mettent en exergue les faiblesses d’un système et font naître de nouveaux espoirs. Elles peuvent être l’occasion de poser les bases d’un monde nouveau. Mais, elles peuvent aussi être le prétexte de revenir à des modèles pré existants critiquables. Ainsi, et pour s’en tenir au droit, dans le scénario ci-dessus évoqué, le monde qui se construit après le coronavirus finit par amplifier la supériorité du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif qui est en germe dans la Vème République et sa pratique. Le rêve d’une justice numérique dématérialisée moins onéreuse et fondée pour partie sur des algorithmes devient une réalité. Cela pose des problèmes sérieux quant au type, et à la qualité de la justice que nous voulons, sans parler des questions liées à l’accès à cette dernière et à la protection des droits et libertés fondamentales. Ce n’est peut-être pour l’instant qu’un exercice imaginaire, mais mieux vaut le prendre au sérieux, pour tenter d’éviter qu’il ne devienne demain une réalité effrayante ne laissant d’autre choix que d’entrer en résistance !