La norme gravide

Jean-Baptiste Jacob

DEFINITION :

 

Dans le sillage du positivisme juridique, la pensée juridique moderne s’est majoritairement accordée pour voir dans le système juridique un système structurel[1] ou dynamique de production de normes. Suivant cette hypothèse, la création de normes s’effectue « par un processus qui, remontant d’une norme inférieure à une norme supérieure, arrive nécessairement à la norme fondamentale »[2]. Cette théorie se résout pour l’essentiel en une théorie de la gradation des normes autrement appelée théorie de la formation du droit par degrés.

Cette hypothèse est au fondement de l’œuvre kelsenienne et aboutit au célèbre schéma de l’organisation pyramidale du système juridique. Ce qui caractérise un tel système, explique Kelsen, « c’est le fait que la norme fondamentale présupposée ne contient rien d’autre que l’institution d’un fait créateur de norme c’est-à-dire, une règle qui détermine comment doivent être créées les normes générales de l’ordre qui repose sur cette norme fondamentale » [3]. En somme, un système normatif est dynamique dès qu’il contient une norme qui prévoit les conditions procédurales de création d’une autre norme qui lui est immédiatement inférieure. Pour l’auteur autrichien ce mécanisme constitue l’archétype du mécanisme de la production normative dans un système juridique.

D’après ce modèle, le processus d’engendrement normatif est bien indirect et non-déductif. Une norme n’est jamais engendrée directement par une autre norme, mais bien, indirectement, à travers les conditions procédurales d’élaboration de la norme secondaire posées par la norme primaire. Cette obéissance suffit à fonder sa validité juridique c’est-à-dire son appartenance à un système normatif juridique. La validité juridique est alors essentiellement formelle. Elle renvoie simplement l’existence d’une norme au respect des conditions procédurales de son élaboration, à sa forme (constitutionnelle, législative, réglementaire).

Entendu de la sorte, le système normatif juridique s’oppose ouvertement au système normatif moral. Le système normatif moral se caractérise, selon Kelsen, par la gravidité des normes qui le composent.  En effet, Kelsen écrivait, dans la première édition de la Théorie pure du droit, que la plupart « des normes d’une morale quelconque sont déjà contenues dans une norme fondamentale à la manière dont le particulier est contenu dans le général »[4]. Autrement dit, « les normes du droit naturel et celles de la morale sont déduites d’une norme fondamentale qui, en raison de son contenu, est censée apparaître de façon immédiatement évidente »[5].

Dans ce schéma, la validité d’une norme tient avant tout à son contenu et à la valeur de celui-ci. La question de la validité normative devient ainsi une question de valeur. Pour schématiser, telle norme vaudra à raison de ce que son contenu est bon, de ce qu’il est important, de ce qu’il est approprié pour réaliser le contenu de la norme qui lui est immédiatement supérieure. La norme gravide trouve ainsi le critère de sa validité dans la seule force de son contenu, plus précisément dans sa capacité à constituer le point de départ d’un processus déductif d’engendrement direct d’une autre norme qui lui est matériellement ajustée et qui entend la réaliser.

APPLICATION :

Appliqué au système normatif moral, cet engendrement particulier des normes mis en évidence par Kelsen suppose que le contenu du système normatif se déduise intégralement du contenu de quelques normes premières considérées comme fondamentales. Tel serait par exemple le cas de normes interdisant le mensonge ou la trahison, et dont on peut légitimement considérer qu’elles permettent de réaliser une norme plus générale de fidélité. Tel serait encore le cas si l’on parvient à déduire directement, d’une norme spécifique « on doit aimer son prochain », tout un ensemble d’autres normes qui y répondent et permettent de réaliser cet impératif, comme par exemple, « on ne doit infliger aucun mal à son prochain », « on doit assister son prochain ». Ici, le contenu de la norme supérieure irrigue le contenu des normes inférieures et contribue à le conditionner. En effet, dans l’exemple précédent, les normes d’assistance ou de bienveillance, répondent directement, chacune à leur façon, à une norme d’amour qu’elles permettent de réaliser.

COMMENTAIRE :

Il s’agit de produire, en respectant les canons du juge constitutionnel, une norme statique susceptible de s’imposer dans un avenir proche – et confiné.

[1] V. à ce sujet, Gregorio Peces-Barba, « De la fonction des droits fondamentaux », in Le patrimoine constitutionnel européen, Actes du séminaire UniDem organisé à la Faculté de droit de Montpellier les 22 et 23 novembre 1996, Centre d’études et de recherches comparatives constitutionnelles et politiques, Éd. Conseil de l’Europe, Coll. Science et technique de la démocratie, 1997, p. 210-222 ; v. égal. Luigi Ferrajoli, « Théorie des droits fondamentaux », in Dominique Chagnollaud et Michel Troper (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Théorie de la Constitution, Dalloz, coll. Traités Dalloz, 2012, p. 212.

[2] Norberto Bobbio, « Kelsen et les sources du droit » [1981], réimp. in Essais de théorie du droit, Éd. LGDJ, Coll. La pensée juridique, 1998, p. 234.

[3] Hans Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 196.

[4] H. Kelsen, Reine rechtslehre, tr. ad. fr. H. Thévenaz, Théorie pure du droit, suivie de M. Van De Kerchove,

L’influence de Kelsen sur les théories du droit dans l’Europe francophone, op. cit., p. 122.

[5] Ibid., p. 122-123.