Lipogramme
Par Gaële Gidrol-Mistral et Frédéric Martin
DEFINITION :
Cette contrainte consiste à proscrire une lettre dans un texte juridique et de le transformer afin de lui donner le même sens.
APPLICATION :
L’article 898.1 C.c.Q. « Les animaux ne sont pas des biens. Ils sont des êtres doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques » sans la lettre B
DEVIENT :
« Les animaux ne sont pas des choses. Ils sont des êtres doués de sensations/sentiments/émotions et ils ont des impératifs organiques/vitaux ».
COMMENTAIRE :
Il est intéressant de noter que cette nouvelle rédaction est conforme à la version anglaise qui évoque « things » et non « property » à l’alinéa 1. Elle rétablit ainsi l’uniformité des traductions, l’alinéa 1 traduisant « biens » par « things » et l’alinéa 2 par « property ».
L’article réécrit met en avant une définition négative (ce ne sont pas des choses) puis une définition positive (ils sont des êtres doués de sensibilité). Mais le droit civil ne sait pas ce que sont des êtres doués de sensibilité (ou de sensitivité).
La substitution du mot « chose » au mot « bien » semble exclure les animaux de la sphère des objets de droits. En effet, si un bien est une chose appropriée ou appropriable, une chose au sens large peut ne pas être un bien. Ainsi les res communes ne sont pas des biens au sens techniques du terme de choses soumises au droit de propriété, mais des choses non appropriables. Dès lors, dire que l’animal n’est pas une chose le sort de la catégorie des objets de droits. Or, les catégories du droit civil étant binaires, la summa divisio choses/personnes impose que soit l’on est vu comme une chose, soit l’on est vu comme une personne. Pourtant, la catégorie juridique des personnes est la catégorie principale. Ainsi, ne sont des personnes que les entités juridiques qui remplissent certains critères. A défaut, tout ce qui n’entre pas dans la catégorie des personnes est une chose (catégorie résiduelle qui attire tout ce qui ne rentre pas dans la catégorie principale). L’article 898.1 réécrit envoie les animaux dans les limbes du droit puisque ce n’est pas parce que l’entité animée n’est pas une chose qu’elle devient une personne juridique.
Cette réécriture permet de s’interroger sur l’existence de droits sans sujet et de soulever la question de la possibilité pour des personnes, seules actrices du droit civil, de détenir, non plus des droits subjectifs, mais des pouvoirs qui leur permettent d’agir dans l’intérêt d’autrui ou dans un intérêt extérieur à leur propre intérêt. Ainsi, l’on pourrait agir pour les animaux par le mécanisme des pouvoirs juridiques. Cette forme d’objectivation du droit est certes le reflet d’une fonctionnalisation du droit mais elle met en avant l’idée de la fonction sociale des personnes responsables d’agir dans un intérêt extérieur à leur intérêt individuel. Enfin, la notion d’entité sensitive et les impératifs organiques permettent peut-être d’élargir le champ d’application de l’article aux robots. Philip K. Dick se demandait si les androïdes rêvaient de moutons électroniques. Dans l’article 898.1, les animaux rêvent sûrement d’humains juridiques sensibles…