Confins (ou frontière)
Par Frédéric F. Martin
DEFINITION :
Si les frontières du droit sont marquées par des bornes, il s’ensuit que celles-ci peuvent être déplacées et les frontières dépassées. Au royaume des juristes, les bornes sont rois[1]. La contrainte de la frontière ou des confins peut prendre de nombreuses formes dont, sans limitation :
– On peut réécrire un texte en changeant la frontière avec les signes de ponctuation « ,;. » Le déplacement d’un point est comme le déplacement d’un frontière.
– Cela conduit aussi à s’interroger sur les lacunes en droit, les frontières internes de la loi. Est-ce qu’il existe des sujets que le droit ne traite pas ?
– Peut-on trouver les définitions juridiques de sorcière et fée voire d’autres concepts qui se trouvent aux limites du droit ?
– Par ailleurs, le droit ne peut pas réglementer quelque chose qui n’est pas logique. S’intéresser aux frontières du droit peut donc conduire à rechercher des règles impossibles car irréalisables ou illogiques.
– La contrainte de la frontière peut être aussi celle de la limite entre le droit et d’autres disciplines telles que la science politique.
APPLICATION :
L’article 515-14 CC : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité, sous réserve des lois qui les protègent. Les animaux sont soumis au régime des biens. »
DEVIENT :
« Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ; sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens. »
COMMENTAIRE :
Alors qu’il les consacre, le droit ne cesse de passer les bornes. Il s’étend et se transforme, dans ses bornes mêmes. Les ponctuations, en particulier, en sont une manifestation. Comme les alinéas ou les règles d’écriture, elles rythment le propos, imposent une structure.
Or la ponctuation change avec le temps, comme le style des arrêts de la Cour de cassation. Longtemps, avant l’imprimerie, elle ne fut utilisée qu’à la marge ; la syntaxe rythmant à elle seule la phrase. Elle gagne ensuite en importance sans être pourtant réglementée. Depuis, un simple point déplace parfois une frontière. Parfois, sur Légifrance, un point-virgule esseulé témoigne d’une réforme ; à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de numérisation. Ce qui s’étend au-delà peut être inclus par défaut ; à moins qu’il ne s’agisse d’un No rule’s land, un précipice au bord duquel la raison juridique s’arrête.
On soulignera pourtant la rareté des points de suspension qui suspendraient la frontière ou l’étireraient. Il en allait tout autrement des « etc. » dans l’ancien droit. Ils étaient courants dans les actes juridiques, manifestant une clause suffisamment connue et standardisée pour n’avoir pas à être inscrite dans sa totalité. Dans tous les cas se manifeste une forme de complétude. Seul le droit jugera de ce qui lui échappe. Nulle lacune dans un tel régime, nul hors-droit : des frontières internes, qui rythment le raisonnement mais un droit sans au-delà. Réciproquement, le droit, narcisse aveugle, ne peut juger de ce qui lui échappe.
Parfois, il pointe une prétendue lacune pour étendre son empire, inventer un objet. Il s’interdit parfois des domaines et s’arrête au seuil des libertés ; de moins en moins semble-t-il. Gourmand comme le pouvoir, il se défie des frontières et n’hésite pas à se saisir de ce qui voudrait lui échapper. Les sorcières elles-mêmes purent être soumises au droit ; à l’inverse des fées qui lui ont échappé. Il n’est pas jusqu’au fleuve qui ne puisse être une personne. Bien des fleuves marquant des frontières, il s’ensuit donc qu’une frontière peut être une personne – ou l’inverse. Au-delà, la liberté n’est de droit que si le droit la borne :
Les recherches scientifiques sont libres dans l’espace extra-atmosphérique […][2].
On voudrait espérer que le droit ne soit pas illogique et s’efforce de ne pas tenter de régler des phénomènes irrationnels. Ce serait présumer de la raison juridique qui s’est toujours fort bien accommodée d’une certaine déraison. À l’inverse, un droit qui tiendrait ses frontières pour toujours suspendues à un Führerprinzip serait une forme de subversion latente de toute juridicité ; une règle fondamentalement arbitraire e(s)t donc parfaitement paradoxale.
Il faut donc au droit des frontières pour qu’il soit cohérent. Et s’il ne l’est, il contredit la rationalité promise par ses rigueurs formelles et ses argumentations. Réciproquement, et enfin, si la ponctuation est sujette à caution historique et s’il faut savoir lire les anciens arrêts pour pouvoir comprendre les nouveaux, ne devrait-on pas, tout simplement, supprimer la ponctuation ? Il faut donc le clamer : Sus aux points virgules points virgules deux points de suspension d’exclamation ou interrogation quoique j’aime bien ces derniers je préférerais qu’on les garde et je me sens partir partir partir comme s’il n’y avait plus la moindre frontière… ni droit.
[1] Voir infra « Écriture exclusive ».
[2] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extraatmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, 27 janvier 1967, art. 1, al. 3.