Dérogation

Par Nissim Elkaim

 

DEFINITION :

 

La contrainte de la dérogation consiste à poser une première norme, puis une première dérogation à cette norme, puis une dérogation à la dérogation, et ainsi de suite.

 

APPLICATION :

 

Commençons par : « il est interdit de circuler dans la ville de Paris sans masque »,

« sauf motif impérieux » ;

« sauf motif médical et sportif » ;

« sauf dans le cas de conduite d’un véhicule, étant précisé que le masque est facultatif dans un véhicule fermé. Sauf véhicule de transport collectif et professionnel car dans les entreprises le port du masque dans les lieux fermés est imposé. Sauf si le conducteur porte des lunettes car la buée serait alors dangereuse » ;

« sauf pour fumer une cigarette, boire ou manger » ;

« sauf éventuellement pour embrasser son partenaire ».

COMMENTAIRE

 

La multiplication des dérogations peut vider la norme de sa substance. Cela fait penser aux contrats d’assurance qui souvent posent un principe d’indemnisation pour aussitôt dresser une liste de dérogations qui vident le principe d’indemnisation de sa substance.

La multiplication des dérogations rend aussi la norme plus difficilement lisible. Les dérogations peuvent être distributives : chacune déroge à la norme séparément. Ainsi, le motif impérieux permet de contourner l’interdiction ; il en va de même du motif médical ou sportif par exemple. Autre possibilité, à l’intérieur d’une même dérogation, il peut y avoir une dérogation à la dérogation, qui elle-même connaît une dérogation, etc. Ce cas est illustré par l’exemple de la dérogation afférente à la conduite d’un véhicule. Cette possibilité est d’ailleurs plus « fidèle » à la contrainte initiale. Des questions de qualification peuvent se poser : que faut-il entendre par : « motif impérieux », « véhicule », « transport collectif et professionnel », ou bien encore « lieu fermé » ? Ces questions se sont d’ailleurs posées dans d’autres branches du droit que celle de l’obligation du port du masque par temps de crise sanitaire. Autre question : la hiérarchie dans la liste des dérogations reflète-elle une hiérarchie des valeurs, le cas échéant le motif impérieux serait plus important que la cigarette, elle-même plus importante que la nourriture etc. ! Toutes ces questions pourraient paraître ubuesques et purement imaginaires. Pourtant, il suffit de prendre un Code général des impôts, pour constater que la réalité dépasse souvent la fiction, on est loin de la limpidité du Code civil de 1804. Tout se passe comme si quelque chose s’était déréglé : des lois trop nombreuses, écrites trop vite, avec une volonté politique de trouver de trop nombreux compromis, etc. Au-delà, c’est la question du sens qui se pose aussi bien au niveau collectif qu’individuel.

Pour autant, le concept de dérogation reste important. Dans une démocratie, il n’y a pas de norme absolue. On peut certes penser au droit de propriété que le Code civil a tendance à définir en des termes absolus, mais aussitôt la théorie de l’abus de droit vient tempérer ce rare absolu. Ainsi, la dérogation, est consubstantielle de la démocratie et de la relativité. Dans une démocratie, le principe est la liberté, et la dérogation la limitation de cette liberté qui doit être justifiée et encadrée. C’est le principe de légalité du droit pénal. Notre exemple est trompeur. La norme posée est une interdiction. Plus précisément c’est une contravention. Dès lors, la tentation est de multiplier les dérogations afin d’accroitre le champ de la liberté. Signe des temps de la pandémie, c’est l’interdiction qui est érigée en principe et la liberté en dérogation. Les périodes de crise sont souvent révélatrices des forces et des faiblesses d’une société. Même si Carl Schmitt reste un auteur très polémique, il convient de ne pas oublier que bien souvent « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Dans ce cadre, les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution de 1958, le recours à la loi de 1955 sur l’état d’urgence lors de la révolte des banlieues en 2005 ou bien après les attentats terroristes de 2015, et plus récemment la loi de 2020 sur l’état d’urgence sanitaire, où l’exécutif est à l’initiative et à la manœuvre – certes de façon temporaire et encadrée – sont autant de cas qui suscitent la question. La vigilance sur la protection de la démocratie reste plus que jamais de mise dans une période contemporaine où quelque chose semble s’être déréglé dans notre société dont le dérèglement législatif (et climatique ?) ne serait que le reflet.

Remarque complémentaire : la dérogation à la dérogation par J. Bodin (Les six Livres de la République, 10e éd., Paris, Gabriel Cartier, 1593, rééd. Paris, Arthème Fayard, 1986, livre I, chap. 8, p. 191) : « Aussi voyons-nous qu’en tous edicts et ordonnances on y adjouste ceste clause : Nonobstant tous edicts et ordonnances, ausquelles nous avons derogé, et derogeons par ces presentes, et à la derogatoire des derogatoires – clause qui a toujours été adjoustée ès loix anciennes, soit que la loy fust publiée du mesme Prince, ou de son predecesseur”.