Kafka une norme dont on ne sort jamais

Par Frédéric Martin

DEFINITION :

Selon cette contrainte, un élément d’un texte juridique est rendu absurde par le reste de la phrase.

APPLICATION :

De nombreuses phrases du Procès de Kafka peuvent être tenues pour recélant une forme d’absurdité : « Tu vois, Willem, il avoue qu’il ne connaît pas la loi tout en prétendant qu’il n’est pas coupable. »[1]Par extension, dans Le Procès : Vous êtes condamné à ne pas savoir pourquoi vous êtes condamné.

En Flandre, on trouve une flopée de règles communales (les « GAS » pour Gemeentelijke Administratieve Sancties) qui paraissent ridicules. C’est le cas de la ville de Leuven qui sanctionne ses musiciens de rue s’ils jouent faux. Il y est aussi interdit par le règlement communal de secouer un arbre ou de faire plusieurs fois un même circuit avec un groupe de 10 cyclistes. En France, Brésil, Italie, Espagne, plusieurs villes ont été conduites à interdire de décéder sur leur territoire, faute de place dans les cimetières.

COMMENTAIRE :

Il existe en Common Law une Doctrine of absurdity. Le juge peut s’écarter d’un texte clair si son application à un cas donné pourrait entrainer des conséquences absurdes[2]. R. Cabrillac écrit par ailleurs : « Le même article 19 [de l’arrêté du 25 mai 2016 « fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat » (ouf !)] n’évoque pas les mentions pouvant être accordées au doctorant, qui permettent utilement d’échelonner la qualité des thèses. Aussi, beaucoup de jury de soutenance, encouragés par leurs Écoles doctorales, incorporent dans leur rapport une formule du style, « au vu de la qualité du travail présenté, si des mentions pouvaient être encore accordées, le jury aurait décidé à l’unanimité d’attribuer à la thèse présentée la mention très honorable avec les félicitations du jury ! Quel collègue n’a pas dû justifier cette formule ubuesque aux membres de la famille de l’impétrant venus assister à la soutenance, éberlués par ce byzantinisme » [3].

Les dispositions interdisant de se tuer dans une commune ne sont pas sans faire écho à la prohibition du suicide, longtemps sanctionnée d’une peine de mort symbolique.

Il est particulièrement délicat de caractériser l’absurdité d’une norme juridique. Elle est souvent confondue avec l’injustice, l’inefficacité ou le caractère obsolète d’une règle. En outre et comme l’indique la doctrine anglo-saxonne, l’absurdité procède souvent de conséquences absurdes d’une interprétation littérale d’un énoncé. Il n’en demeure pas moins qu’une règle, aussi absurde soit-elle, demeure valide. L’absurdité peut venir d’un texte mal rédigé ; elle peut aussi surgir d’une interprétation trop littérale… ou pas assez.

[1] Fr. Kafka, Le Procès, nouvelle trad. de l’allemand et postface de Stefan Kaempfer, Paris, Écriture, 2017.

[2] J. F. Manning, « The Absurdity Doctrine », Harvard Law Review, 116, 2003, p. 2387.

[3] « Voyage en Absurdie », D 2019 n°37, éditorial, p. 2033.