Kelsen

Par Nissim Elkaim

DEFINITION :

 

La contrainte Kelsen consiste à imaginer la Grundnorm (la norme fondamentale supposée qui permet de déterminer si la norme immédiatement inférieure, en particulier une norme constitutionnelle, est valide).

 

APPLICATION :

 

Bertrand, car nous l’appellerons ici Bertrand, était arrivé à ce moment de la quarantaine – qui d’ailleurs a tendance à se déplacer maintenant plutôt vers la cinquantaine –  marqué par la crise et la remise en question. Bertrand avait passé une bonne partie de sa carrière académique à s’interroger sur les fondements. Des réponses, il en avait trouvé quelques-unes, mais il demeurait insatisfait. Il décida alors d’aller péleriner sur la tombe du célèbre juriste Hans Kelsen, en quête du fondement de tous les fondements : la Grundnorm. Pour agrémenter sa démarche il décida de jeûner plusieurs jours. Le premier jour de son pèlerinage il croisa Hubert, un collègue de promotion qu’il n’avait pas revu depuis des années, et qui était là par simple curiosité. Le second jour, il rencontra Justine, photographe, qui s’était mise en tête de faire un album photo sur les tombes des juristes célèbres. Le troisième jour, Hans Kelsen lui apparut en rêve et lui dit : « il n’y a pas de Grundnorm, interprète ceci comme tu voudras ! ». Bertrand devint très mal à l’aise et inconfortable. Cette révélation remettait en cause toute la première partie de sa vie. Il décida alors de changer de vie, et à la quête du fondement absolu, il substitua la devise carpe diem. Ce faisant, Hubert lui proposa de créer une société civile immobilière. Bertrand accepta et l’entreprise prospéra. Justine était belle, Bertrand lui fit la cour et ils se marièrent. Ce mariage fut heureux. Avec ce pèlerinage, Bertrand était devenu un autre homme : il était parti en quête du fondement absolu et était maintenant sur le chemin de la prospérité matérielle et du bonheur conjugal. Ses voisins ne manquèrent pas de le remarquer. Ils lui demandèrent quel était donc son secret. Il répondit qu’il n’y en avait pas, et que la quête du fondement premier était vaine. Ses voisins ne comptèrent pas s’arrêter là : ils le séquestrèrent et le soumirent à la question, pour reprendre un terme médiéval. Pendant trente jours, la réponse de Bertrand fut la même, et ses voisins redoublèrent de violences, persuadés que c’était là un bien grand secret que celui qui permet de résister ainsi à la souffrance physique. Heureusement, le GIGN arriva enfin pour libérer Bertrand qui, de nature robuste, finit par bien se rétablir.

 

COMMENTAIRE :

 

Les juristes, les philosophes, et peut-être tout homme, s’interrogent sur la question des fondements. De fil en aiguille, et à force de raisonnement récursif, la question du fondement premier finit par se poser plus ou moins rapidement. On peut l’appeler avec Kelsen Grundnorm, peu importe car cela n’est peut-être pas le plus important. Cette quête est une forme de quête d’absolu. Si on aborde la question de façon rationnelle, il semble que cela mène à une impasse logique et philosophique. Si en revanche, on formule la question de façon imaginaire, en utilisant la parabole, alors cela ouvre peut-être d’autres perspectives. Cela revient à questionner la puissance respective de la logique et de l’imagination, ainsi que la puissance du mythe et de son rôle dans la fondation de toute société.

À l’échelle individuelle, la prise de conscience par Bertrand de la vanité de sa quête d’absolu, lui permet finalement de devenir humain, et de s’engager sur un chemin plus concret ancré dans le présent et marqué par un certain nombre de succès. Certes, Bertrand abandonne ce faisant un certain nombre d’illusions, mais il a désormais conscience de sa propre finitude. Cela peut déranger ou interpeller fortement ses voisins fanatiques, qui eux préfèrent continuer à vivre dans l’illusion, l’absolu, ou le fantasme de secrets cachés, refusant par là-même d’accepter ce secret qu’il n’y a peut-être pas de secret…