Modèle
Par Jean-Baptiste Jacob
DEFINITION :
La règle de droit trouve le critère de sa normativité, qui est en même temps l’un des critères de son concept, dans sa capacité à servir de référence pour la direction publique des conduites[1]. La règle de droit est ainsi normative car elle sert de référence à la mesure du comportement de l’individu – principalement dans le cadre de ses relations intersubjectives. Elle suppose une certaine conformité entre le comportement qu’on lui rapporte et les prescriptions qu’elle édicte.
Les travaux du Professeur Amselek[2] ont mis en lumière l’existence de deux grandes variétés d’étalons de référence ou de modèles. Tantôt, l’étalon est concret et donne directement la mesure des choses qui lui sont rapportées c’est-à-dire qu’il incarne lui-même ce à quoi ces choses doivent être conformes[3]. C’est le cas, par exemple, en littérature, s’agissant des épreuves d’un article ou d’un ouvrage qui servent en quelque sorte de prototype à la publication en série de cet article ou de cet ouvrage. Tantôt l’étalon est abstrait et donne indirectement la mesure des choses qu’on lui rapporte et auxquelles il sert de référence[4]. C’est le cas des jauges[5] qui constituent des mesures abstraites permettant de servir indirectement de référence. Dans le premier cas, le rapport de conformité s’entend d’un rapport de reproduction à l’identique, dans le second cas, le rapport de conformité, s’entend d’un rapport d’adéquation, de compatibilité.
Il s’agit d’apprécier de quelle façon la règle de droit donne la mesure des objets. L’exercice vise ainsi à trouver des textes susceptibles d’incarner tantôt un étalon concret, tantôt un étalon abstrait.
APPLICATION :
- 3. III du décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : « Les rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public autres que ceux mentionnés au II mettant en présence de manière simultanée plus de six personnes sont interdits ».
La règle autorise théoriquement toute activité susceptible de mobiliser un nombre d’individus allant de 1 à 6 et interdit théoriquement tout évènement susceptible de mobiliser un nombre d’individus allant de 7 à ∞.
- 3. V du décret n° 2020-1262 du 16 octobre 2020 prescrivant les mesures générales pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : « Aucun événement réunissant plus de 5 000 personnes ne peut se dérouler sur le territoire de la République ».
La règle autorise théoriquement tout évènement susceptible de mobiliser un nombre d’individus allant de 1 à 5000 et interdit théoriquement tout évènement susceptible de mobiliser un nombre d’individus allant de 5001 à ∞.
- 1 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : « Afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène définies en annexe 1 au présent décret et de distanciation sociale, incluant la distanciation physique d’au moins un mètre entre deux personnes, dites barrières, définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance ».
A la différence des deux règles précédemment rappelées, celle-ci apparaît encore plus directive du comportement de l’individu. L’annexe 1 à laquelle il est renvoyé fait la liste des comportements à adopter tels que « se laver régulièrement les mains à l’eau et au savon (dont l’accès doit être facilité avec mise à disposition de serviettes à usage unique) » ou encore « éviter de se toucher le visage, en particulier le nez, la bouche et les yeux ».
COMMENTAIRE :
Les règles de droit se présentent avant tout comme des étalons de référence abstraits. Ce qu’illustrent les exemples 1 et 2. Dans ces conditions, les règles de droit donnent bel et bien la « possibilité de l’avoir lieu »[6] des comportements humains. Les exemples 1 et 2 constituent ainsi des référentiels permettant d’indiquer les marges ou les degrés de possibilités pour l’action de l’individu qu’ouvre la règle de droit.
En instituant une jauge, ou une référence, la règle de droit prétend à la complétude puisqu’elle permet de réduire les cas qui lui sont rapportés à deux grands ensembles d’hypothèses susceptibles de relever de deux traitements juridiques différents.
On assiste néanmoins au développement d’un nouveau type de règle juridique, les étalons concrets. L’exemple 3 l’illustre qui s’attache à la détermination du savoir-être de l’individu. La règle vise à prescrire un certain comportement particulier de l’individu valable en tout lieu et en toute circonstance. Toutefois, le degré de précision de la règle nuit à sa pleine efficacité. Comment garantir la bonne observation de la règle prescrivant « d’éviter de se toucher le visage » lors d’une rencontre sportive par exemple ? Dans cet exemple, la règle ne fournit plus le référentiel permettant de donner « la possibilité de l’avoir lieu » des comportements humains mais fournit un modèle de comportement auquel l’individu doit directement conformer le sien. Elle n’indique plus « la possibilité » de cet avoir lieu mais au contraire le prescrit directement. Ce faisant, elle rend d’autant plus probable son non-respect.
À mesure que la règle de droit est plus précise, et qu’elle englobe le « micro-comportement » de l’individu, elle subvertit sa propre fonction. En effet, en favorisant proportionnellement son non-respect – puisqu’il n’est pas possible de régir l’ensemble des comportements « physiques » de millions d’individus – elle se voue à une nouvelle fonction, la fonction de promotion des comportements[7]. La règle de droit n’est alors plus véritablement obligatoire mais apparaît bien plus contraignante – et d’une contrainte d’un genre nouveau, souple, élastique, ductile.
[1] Sur la définition de la règle de droit comme modèle, v. Antoine Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », D. chron., vol. 28, 34, 1990, p. 199-210 ; v. encore François Brunet, La normativité en droit, Éd. Mare & Martin, Coll. Bibliothèque des thèses, 2012, p. 217 V. aussi C. Thibierge ????
[2] Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, op. cit., p. 124-127.
[3] Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, op. cit., p. 124.
[4] Ibid., p. 125.
[5] V. Infra, « Contrainte de la jauge ».
[6] Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, op. cit., p. 87.
[7] Sur le développement de la fonction promotionnelle du droit, v. Norberto Bobbio De la structure à la fonction : nouveaux essais de théorie du droit, tr. David Soldini, Éd. Dalloz, Coll. Rivages du droit, 2012.