Le non concept pataphysicien de Rhizomorhododendron 

Emmanuel Jardeleuze

Thèse : Jarry a inspiré Deleuze selon les propres dires et écrits de ce dernier et peut-être jusqu’à son concept central de rhizome mais Deleuze a reculé devant l’agglutination jarrienne.

L’arrivée du concept de rhizome dans la pensée de Deleuze et Guatarri (introduction à Mille Plateaux) est importante car elle marque l’arrivée d’un nouveau paradigme, celui du réseau plus que de la pyramide.  On peut associer ce concept à une version plus démocratique de la société moins verticale mais aussi à la société de surveillance dans laquelle on vit. Le rhizome peut être vu comme une représentation de l’internet. Il est du côté du moléculaire, de la relation. Chez Glissant ami de Guattari, ce concept devient une identité-relation associée d’ailleurs à l’idée de mangrove. Chez Deleuze et Guatarri, le concept de rhizome est acentré, horizontal et perpendiculaire, multiple et sécable, ayant des lignes de fuite, sans fin. Il connecte et coordonne n’importe quel point avec un autre ; il déterritorialise (exemple de l’orchidée qui amène dans sa sphère la guêpe pour se reproduire). Le rhizome est proche du concept de corps sans organe qui est une formule signifiant qu’il faut éviter de tout ramener à des organismes totalisants, à des institutions insubmersibles et que l’on peut rester dans le devenir et la coordination[1].

Jarry est à Deleuze ce que Roussel est à Foucault : un écrivain fétiche qui inspire toute sa pensée. Trois textes peuvent en convaincre le lecteur : le plus important, celui de 1993, démontre que Jarry est un précurseur d’Heidegger[2], un texte plus général, de 1964[3], présente Jarry comme un précurseur de la phénoménologie et un cours du 29 avril 1986 à Vincennes révèle l’importance stratégique de Jarry pour Deleuze[4]. Deleuze écrit ainsi en 1964 en citant Jarry (qui avait l’élève de Bergson au lycée Henry IV) : « “ l’épiphénomène étant souvent l’accident, la ‘pataphysique sera surtout la science du particulier ” parlons pour les spécialistes : l’Être est l’épiphénomène de tous les étants »[5], p. 106.. Ce qui compte est le cas.

L’écart temporel de 30 ans entre ces articles montre que Jarry est un compagnon de route pour Deleuze. Le cours de 1986 donne un indice personnel puisque le philosophe se compare à Foucault :

Là je dis juste : ça me plaît bien que Foucault, lui, ait fait une espèce de rencontre… Il avait lu, évidemment, Heidegger, et il se dit : d’une certaine manière, c’est Roussel qui va me servir. Pourquoi ? Pourquoi il éprouve ce besoin de faire un détour par Roussel – c’est compliqué – pour peut-être mieux distinguer sa propre pensée de celle de Heidegger ? Moi je dis : ben, euh… si j’avais un détour à faire, je le ferais par Jarry, bon, c’est pas la même chose, mais, enfin, ça se ressemble comme démarche, hein. C’est par Jarry que… euh… que je ferais une espèce de… S’il s’agissait de prendre Heidegger de revers. Mais faut-il le prendre de revers ? Après tout pourquoi ? Pourquoi avoir une pareille intention ? Mais, enfin, c’est pour dire : je constate le fait brut que toute cette histoire de double, de doublure chez Foucault est inspirée de Roussel pas du tout littérairement parce que je suis persuadé que Foucault, pour son compte, vivait énormément le problème du double, le problème des doubles.

 

Deleuze utilise donc Jarry pour prendre Heidegger à revers sur la question de l’énoncé, du double, de la répétition, de la différence et de la singularité. Il dit plus loin dans son cours :

Vous voyez, je retrouvais mes thèmes du dehors, du pli et du double. … Ce qui est premier c’est l’autre chose, on retrouve toujours le même thème : l’autre ou le dehors.

Avec Jarry on est au cœur de la pensée de Deleuze sur la répétition et la différence, le pli et la subjectivité, autrui et le moi. Dans son cours de 1986, il fait une sorte de révélation personnelle, ce qui paraît assez rare chez Deleuze, en référence au Roussel de Foucault :

Moi, il m’est arrivé une aventure presque semblable. Il m’est arrivé une aventure, c’est que, quand j’ai lu Heidegger, la première fois où j’ai lu Heidegger, je me suis dit quelque chose, je me suis dit… J’ai l’impression d’avoir une révélation parce que je me suis dit : mais, c’est très curieux, ça me fait penser…, ça me fait penser à quelque chose. Et en cherchant bien, ben oui, évidemment, mais mot à mot, ça me fait penser à Alfred Jarry. C’est Ubu, quoi, c’est Ubu ! Et je disais ça avec une admiration et un respect infinis puisque Jarry m’apparaît un très grand auteur.

À lire la transcription du cours de Deleuze, on peut noter que Jarry lui permet aussi de prendre ses distances avec Heidegger grâce au rire et au ridicule de l’homme de pouvoir, Ubu. On entend qu’il y a chez Heidegger la tentation sérieuse d’un pouvoir autoritaire, alors que chez l’anarchiste Jarry, il y a la volonté de porter atteinte à tous les pouvoirs. Il y a aussi, dans l’intérêt de Deleuze pour Jarry, la question de la littérature, de la langue sous la langue, des jeux de mots travaillant une langue de l’intérieur, comme le fait Heidegger avec ses recherches étymologiques en grec et en allemand. Il fait l’hypothèse que Jarry travaille le français à partir du breton, à vrai dire c’est peut-être plutôt à partir du gallo parlé encore à la fin du xixe siècle à Saint-Brieuc et Rennes où il a vécu (son grand-père était juge de paix à Hédé ; sa famille maternelle, les Quernest, venait de Lamballe) qu’il fait éclater le français.

 

Le roman que cite le plus Deleuze est « Gestes et opinions du docteur Faustroll » qui s’ouvre par un chapitre de procédure et implique un huissier témoin des faits tout au long du texte[6]. Deleuze défend la jurisprudence contre la loi et les droits de l’homme comme lieu de création du droit et donc de la norme[7]. Il défend la topique (fondée sur le cas) contre l’axiomatique (loi, contrat) ; il défend l’association entre les relations contre la conjugaison entre des intérêts politiques et économiques. On peut faire un rapprochement – même s’il ne l’a pas spécialement indiqué­ – entre l’importance de la procédure dans « Faustroll » et sa conception du droit. Pour autant, il ne s’agit sans doute pas du principe humien d’association qui est au fondement de son empirisme, ce qui ferait de Deleuze un réaliste du droit. Deleuze a subverti Hume[8] comme il prend à revers Heidegger grâce à Alfred Jarry. Pour ne pas tomber dans le piège de l’empirisme qui suppose un sujet précédant le contact avec la réalité et donc une donnée a priori, il démontre que le sujet se constitue par la rencontre avec le monde. Il va plus loin dans son texte sur Robinson Crusoé en mettant en évidence qu’autrui comme structure rend possible la perception[9]. Pour autant, autrui n’est pas encore un sujet :

« autrui-a priori… ce n’est personne, puisque la structure est transcendante aux termes qui l’effectuent ». ­­­

Et par ailleurs : “Les relations sont extérieures à leurs termes […]  » ;  » […] les relations sont extérieures aux idées”[10]

Le terme transcendant ici ne fait appel à aucune divinité mais simplement à ce qui précède les sujets. Deleuze reste le philosophe de l’immanence[11]. Ainsi, Deleuze place en logique le rapport avec autrui avant l’émergence des sujets. Le terme de structure peut ici induire en erreur en laissant penser qu’il s’inscrit dans le mouvement structuraliste. En 1969, quand il écrit ce texte, il se réfère encore avec admiration à Lacan selon une démarche sans doute proche des structuralistes. Mais dans Mille-Plateaux quelques années plus tard[12], avec Guattari et grâce à Guattari, il s’est éloigné de Lacan.

Le rapport de droit est au cœur de leur approche du droit tandis que la notion de structure est moins présente. On passe selon eux d’un droit fondé sur des liens communautaires dans le monde féodal, à un droit fondé sur des relations de dépendance entre propriétaires (contrat) et entre propriétés et propriétaires (convention) qui « doublent ou remplacent les liens communautaires et de fonction[13] ».

C’est l’époque du décodage des flux capitalistique, lesquels ne sont plus entièrement maîtrisés par le pouvoir étatique. Après cela, l’État va codifier les solutions topiques (jurisprudence) et le droit va devenir axiomatique sous forme de loi. L’État n’en reste pas moins débordé par le décodage des flux et ses tentatives de reterritorialisation se heurtent à la déterritorialisation permanente des flux économiques et sociaux jusqu’à la mise en place de la société de surveillance qui dépasse la société disciplinaire pour parvenir à ce contrôle généralisé. Contre cette approche molaire de la société partant du haut, Deleuze et Guattari défendent une pensée moléculaire partant du bas et des micro-agencements. Ils n’exposent pas plus avant leur conception du micro-agencement et il convient alors de spéculer en s’appuyant sur le point de repère Jarry.

 

 

Spéculation patajuridique à partir de Jarry

 

Il convient de préciser que cette spéculation est celle d’un juriste qui acculture en droit les approches philosophiques de Deleuze sans être en mesure de prendre toutes les précautions méthodologiques qui s’imposeraient aux philosophes. Il se peut qu’on en vienne ainsi à subvertir Deleuze sans suffisamment de prudence contrairement à ses conseils renouvelés. Mais c’est aussi le philosophe qui incite à la créativité, à la dérive et aux lignes de fuite.

On peut partir de sa conception de la perversion :

[…] et il faudra… que le contrat aille jusqu’au bout, c’est-à-dire qu’il ne se fasse plus entre deux personnes, mais entre soi et soi, dans la même personne, Ich=Ich, en tant que sujette et personne. Extrême perversion du contrat qui restitue le plus pur des nœuds. C’est le nœud, c’est le lien, la capture qui traverse ainsi une longue histoire : d’abord lien collectif impérial, objectif ; puis toutes les formes de liens personnels subjectifs ; enfin le Sujet qui se lie lui-même, et renouvelle ainsi l’opération la plus magique[14].

Dans son texte sur Robinson[15], il explique ainsi que le pervers ne se réfère plus à autrui comme structure préalable mais part du sujet pour faire des autres des objets :

Tout nous persuade du point de vue du comportement, que la perversion n’est rien sans la présence d’autrui : le voyeurisme, l’exhibitionnisme, etc. ; mais, du point de vue de la structure, il faut dire le contraire : c’est parce que la structure Autrui manque, remplacée par une toute autre structure que les « autres » réels ne peuvent plus jouer le rôle de termes effectuant la première structure disparue, mais seulement, dans la seconde, le rôle de corps-victimes (au sens très particulier que le pervers attribue au corps) ou le rôle de complices-doubles… Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc un monde sans possible.

Pour mémoire, l’autrui comme possible vient de l’idée qu’autrui exprime un monde, un paysage possible : dans la recherche du temps perdu de Proust, Albertine (l’objet de la passion de Marcel, le narrateur) exprime la plage et les rouleaux. Deleuze indique d’ailleurs que ce sont les « exigences du droit » qui conduisent à ce contresens. Il faut bien imputer le dommage subi par une victime à un pervers. On suppose donc en droit deux sujets juridiques qui deviennent parties devant les tribunaux. Mais si l’on suit Deleuze en modifiant sa conception du droit, le monde avec autrui, le monde des possibles, est donc l’état de droit, celui qui suppose qu’autrui comme structure soit préalable aux sujets, constructeurs des sujets. Comme il le dit à plusieurs reprises, la structure précède les termes, ici les sujets de droit. Il convient maintenant de remplacer le terme de structure, situé dans l’histoire de la pensée en plein structuralisme, par le terme de lien de droit et poser une hypothèse. Si l’on pousse au bout la pensée de Deleuze, il apparaît que le rapport de droit en tant que rapport précédant l’émergence des sujets et donc des normes est premier.

Certes, on pourrait être plus prudent et indiquer que la relation précède les sujets sans pour autant affirmer que la relation est juridique. Cela reviendrait à retrouver l’idée empiriste classique selon laquelle l’homme est un animal social. Il naît dans une société et il est d’abord inscrit dans des relations humaines avant de se constituer en sujet de droit. On pourrait alors prendre l’exemple de l’infans (l’enfant qui ne parle pas encore) qui ne devient sujet de droit que progressivement jusqu’à ce qu’il puisse pleinement exercer ses droits à la majorité. La relation serait donc un fait et non du droit. Le relationisme de Nedelsky fondé sur Aristote n’implique pas que la relation humaine soit d’emblée juridique[16]. Pourtant, l’idée deleuzienne de structure implique que la relation n’est pas un simple fait qui constitue les sujets, l’idée d’autrui comme structure est l’idée qu’autrui crée des mondes possibles et suscitent des désirs en permettant des perceptions. Plus précisément, l’idée d’autrui-a priori qui reprend la démarche de Kant en la retournant sur autrui et non sur le soi, oblige à dépasser une approche purement empirique de la relation humaine comme préalable au droit.

 

 

Retour à la source du concept de rapport de droit

 

Il convient alors de retourner à la source du concept de rapport de droit avant de remonter vers la conception implicite de Deleuze. C’est Fichte qui, semble-t-il, en a fait le concept premier non pas du droit mais de la philosophie[17]. Savigny s’en empare quelques années plus tard pour systématiser le droit et construire une dogmatique juridique qui n’a pas besoin de code. Fichte, disciple de Kant, considère que le sujet libre et rationnel ne devient véritablement libre que s’il reconnait la liberté d’autrui. Leur rencontre prend justement le nom de rapport de droit, c’est-à-dire d’une rencontre de volonté entre deux êtres libres et rationnels. Partant, il peut justifier la révolution française comme exercice des libertés individuelles et opérer une distinction franche entre le droit et la morale. Fichte ajoute ensuite que si alter ne respecte pas le principe de réciprocité et porte atteinte à la liberté d’egoalors ego pourra se faire juge d’alter ou faire appel à un juge. La mise en œuvre du jugement supposera la création d’un pouvoir exécutif et donc d’un État. Cela permet à Fichte de créer un État théorique longtemps avant que l’État allemand réel ne soit établi. Des philosophes du droit contemporains comme Pavlakos ou Somek ressuscitent aujourd’hui ces démarches pour rendre compte d’un droit qui ne repose pas initialement sur l’État[18].

Les juristes et les philosophes allemands vont ainsi conjuguer leurs efforts pour concevoir un État avant qu’il ne naisse. La philosophie apparaît ainsi comme autant essentielle à l’État allemand qu’elle a pu l’être à la cité grecque. Deleuze le laisse entendre quand il dit :

Ce que Hegel présente comme trois moments successifs de l’universel, Heidegger tient beaucoup à le présenter, au contraire, comme trois singularités simultanées du non-universel, du régional, c’est-à-dire des grecs. Et, ainsi, seuls les grecs sont capables de donner une terre au territoire allemand, d’où le rapport privilégié de l’Allemagne comme pays de la philosophie avec les grecs. L’Allemagne c’est le territoire de la philosophie, mais la terre de la philosophie c’est le Grèce[19].

Puis il fait référence au texte de Renan « prière sur l’acropole » à propos de la Grèce :

Vous voyez que la Prière sur l’acropole, déjà, est entourée par, suivie par des textes sur la Bretagne et sur les forêts de Bretagne et sur le génie breton. Ça devient de plus en plus étonnant, la Prière sur l’acropole, qu’est-ce qu’elle vient faire dans cette histoire de breton, de Bretagne et de… ? C’est très curieux. Puis vous relisez le texte et vous vous apercevez que le miracle grec, c’est formidable, oui, mais mon Dieu, que c’est ennuyeux ! C’est ennuyeux et que ça ne peut exister que comme l’objet d’un oubli. Euh… vous pourriez ne pas me croire, parce que le texte est, là aussi, tellement, je dis… Vous voyez on trouve tout autour de Heidegger… C’était Roussel, c’est peut-être Jarry, voilà maintenant que c’est Renan[20].

Deleuze associe encore Renan à Jarry et cite Roussel alors qu’un peu plus tôt il a associé Foucault à Roussel. Il fait ainsi référence à Renan comme s’il s’agissait de Jarry, les deux génies bretons, qui l’aide à prendre Heidegger à revers. Il écrit d’ailleurs un peu plus tôt qu’il considère qu’Heidegger part encore de la subjectivité et cherche à fonder un rapport allemand à la terre au-delà du territoire formel :

En se pliant, la ligne du dehors produit, produit quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce dedans plus profond que tout monde intérieur ? Donnons-lui son nom, qui vaudra également, bizarrement, pour Heidegger, et appelons-le subjectivité. Ce qui nous engagerait du coup à dire que, le pli, c’est la subjectivation. Le pli produit la subjectivité. L’être du sujet ou la subjectivité, c’est le plissement du dehors. Mais si c’est le pli qui produit la subjectivité, comment est-ce qu’elle le produit ? Dès lors, si le pli produit la subjectivité, il la produit comme le double du dehors[21].

Deleuze se sert ainsi de deux auteurs bretons, penseurs de la forêt, pour prendre à revers une autre pensée de la forêt et de la clairière qui part de la subjectivité et vise un rapport authentique à la terre et à la mémoire. Il a un rapport distant avec la phénoménologie car il ne retient pas le point de départ subjectif et intentionnel d’Husserl puis d’Heidegger. Il place la relation en premier avant l’individuation (concept de Simondon) et ne peut donc partir de l’intention d’un sujet qui perçoit.

 

 

La ‘pataphysique comme théorie du droit

Il convient maintenant de livrer toutes ses cartouches : selon Deleuze, Jarry est un précurseur d’Heidegger en ce qu’il cherche quelque chose qui est avant la métaphysique, avant la philosophie de l’être et l’étant. Jarry s’intéresse à l’être du phénomène en ce qu’il se dévoile tout en restant voilé, ce que Jarry appelle un épiphénomène[22]. Cette science située au-dessus de la métaphysique est la ‘pataphysique que Jarry définit ainsi : « science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité[23] ». Les linéaments sont les premiers traits caractéristiques d’une chose, d’un processus en développement. Or, Jarry a commencé par la procédure qui est le thème du premier chapitre de son Faustroll. Il laisse donc entendre que la procédure est première comme des premiers linéaments. Les objets sont ici décrits par leur virtualité ; or la procédure a la propriété d’un objet virtuel et elle est ce qui se donne symboliquement. Jarry était un auteur symboliste et il paraît ici implicitement renvoyer à la procédure comme espace symbolique. L’huissier, en général (et non spécialement dans Faustroll) est présent dans le tribunal comme l’homme de la porte (huis), l’homme qui ouvre à un espace symbolique. Tout le roman met en scène un rapport entre le philosophe Faustroll et un huissier sous l’égide d’un singe qui fait « haha ». Le roman décrit ainsi un rapport de droit en tant qu’écart, en tant que vide (le singe dont l’énoncé est vide : « haha ») entre les deux personnages réduits à des fonctions. Ils émergent comme sujets à la suite de leur rencontre jusqu’à la question de Dieu traitée de manière spatiale comme une topique deleuzienne[24]. Il ne s’agit pas d’un texte mystique mais de l’élaboration du rapport de droit en ce qu’il comprend l’infini ou la ligne de fuite que l’on trouve chez autrui. Levinas peut ici être cité en renfort. On parvient dès lors à cette conclusion que Jarry n’est pas un précurseur d’Heidegger ou de la phénoménologie car d’emblée il part du rapport de droit qui construit les sujets. Il permet non seulement de prendre Heidegger à revers pour ne pas retomber dans une axiomatique comme Robinson, privé d’autrui, réécrit des codes de loi, un droit axiomatique, mais de fonder la science du droit sur une pensée qui est peut-être post-philosophique, post-territoriale, post-grecque et allemande. La science inventée par Jarry est précurseur d’un relationisme juridique qui place le rapport de droit en premier avant les sujets et avant les normes construites ou interprétées dans le rapport de droit.

Je reconnais qu’il reste difficile à admettre que la relation peut précéder les sujets et qu’elle n’est pas seulement un fait mais une rencontre structurante et symbolique utilisant le langage. Il convient de citer plusieurs auteurs qui accréditeront cette idée contre-intuitive. Deleuze ne l’a pas clairement exprimé, me semble-t-il, car il n’a pas pu ou voulu sortir de la philosophie en tant que « science » située et datée inventée par les grecs. C’est lorsqu’il se rêvait juriste, qu’il indiquait qu’il aurait voulu être juriste qu’il paraissait indiquer qu’il aurait aimé sortir de la philosophie grecque[25]. Il n’a pas non plus voulu donner toute sa place à une pensée symbolique alors même que son point de repère est le symboliste Jarry car il lui fallait avec Guattari s’éloigner et se distinguer de Lacan et de son ordre symbolique. Guattari le reconnait lorsqu’il écrit : « On échappe ici, au moins partiellement, aux sémiologies de la modélisation iconique au profit de sémiotiques processuelles que je me garderai d’appeler symboliques pour ne pas retomber dans les errements structuralistes[26] ».

Comme par hasard, c’est dans une philosophie non grecque que des auteurs contemporains cherchent aujourd’hui à fonder la primauté du lien sur ses termes ou relata. Certes l’histoire du concept de relation dans la philosophie occidentale est très complexe mais elle est globalement restée un prédicat de l’être depuis Platon et Aristote. Elle a même disparu avec le nominalisme qui ne voulait prendre en compte que les êtres singuliers (sauf dans la trinité). Les pensées de l’intersubjectivité de Fichte à Habermas en passant par Husserl ont placé la relation en second après les sujets qui se rencontrent. On peut se demander cependant si Scheler[27] puis Levinas n’ont pas inversé la donne selon des angles différents. Celui-là en faisant une phénoménologie de l’émotion, celui-ci en fondant une éthique sur autrui et sur l’infini. Comme Renan sans doute, Levinas s’est appuyée sur la tradition hébraïque pour détourner quelque peu la philosophie de son origine grecque.

Un phénoménologue contemporain, E. Housset, spécialiste de Scheler, en vient lui aussi à l’idée que la relation est première sur ses termes[28]. Certains philosophes indiens l’avaient affirmé depuis des siècles et sont repris aujourd’hui pour rendre compte des derniers développements de la physique quantique[29] : on ne peut plus partir de l’atome, de la plus petite particule insécable car il y a sans doute avant cela des relations sans particule qui, en se complexifiant, aboutissent à créer des nœuds que l’on peut appeler des particules. Ce qui est vrai pour la physique quantique (que je ne comprends pas) l’est peut-être aussi pour le droit contemporain. On peine à en rendre compte théoriquement si l’on ne place pas en premier dans le raisonnement, la relation juridique.

Dans cette optique, on ne peut raisonner, comme Fichte, à partir d’un sujet libre et rationnel rencontrant un autre sujet pour former un rapport de droit. Il convient de réfléchir en partant d’un rapport de droit n’ayant pas encore de relatés, il s’agit alors d’une pure rencontre de champs d’énergies différenciées.

La reconstruction pataphysicienne du rapport de droit

Ce rapport initial sans terme donc sans sujet ne peut impliquer, par définition, des êtres libres et rationnels. À ce stade, la raison n’a pas encore sa place. On peut cependant parler avec Scheler de participation affective : il y a des émotions entre deux infans ne possédant pas encore la parole, des neurones-miroirs, concepts débattus aujourd’hui, leur permettent de comprendre qu’un autrui ressent des émotions comme soi. L’infans ne crie, s’il tombe, que s’il y a quelqu’un d’autre de présent. L’émotion donne lieu à des images qui sont mémorisées pour servir ultérieurement dans d’autres situations émotionnelles. La vue du sang conduit à mémoriser la couleur rouge comme l’image du sang. On peut dire qu’il s’opère un processus de symbolisation. Le langage et la raison se développent ensuite sur ce terreau pour générer des prises de distance. Le rapport de droit se forme ainsi comme écart symbolique entre deux champs d’énergies émotionnels jusqu’à ce que la prise de distance permise par le langage et la raison produise des évolutions des rapports de droit sous forme de substitutions et des permutations. L’enfant vit une période de babillage intense où il parle sans arrêt : selon le psychologue russe Vygotski[30], il crée ainsi une langue qu’il va ensuite intérioriser et qui va devenir sa voix intérieure. On voit comment l’intériorité ne précède pas le dehors mais comment au contraire le dehors précède le dedans qui va constituer un double du dehors.

  • Mais justement, les jeux sur les mots tels que Jarry les propose vont permettre des décalages et vont empêcher les répétitions par un système de petite différence. Tout un rhizome de rapports de droit peut se constituer dans des petits groupes sans pour autant constituer une structure statique. Les relations sont dynamiques et peuvent changer en permanence. Glissant, un ami de Guattari (qui lui dédie son livre Tout-monde[31]) parle ainsi d’identité-relation : les relations sont premières et crée des identités diverses, multiples en treillis ou en mangrove (termes qu’il préfère à rhizome)[32]. On ne peut s’empêcher de penser que le terme de rhizome est venu de Jarry qui crée par agglutination l’expression de rhizomorhododrendon[33], la plante qui possède une racine et justement pas un rhizome et qui pousse lentement pour donner de somptueuses fleurs. Certes, Deleuze et Guattari se fondent sur d’autres auteurs que Jarry pour fonder leur concept de rhizome et en particulier le botaniste et anthropologue Haudricourt qui distinguait les sociétés à bulbe, horizontales, sans chef, sans hiérarchie et les et les sociétés à racine et arbre, verticales et hiérarchiques.

Le droit contemporain, s’il ne veut pas être l’instrument de la société de contrôle numérique, doit développer des rhizomes de liens de droit pouvant être féconds sous forme de petits groupes, puis d’institutions vivantes comme ensemble de rapports de droit structurés par des organes mais pouvant remettre en cause ces organes, un corps sans organe ie sans organisme totalitaire. L’avantage de cette approche est également d’introduire l’émotion dans la théorie du droit en parallèle avec la raison. Il importe d’ajouter que l’idée de placer la relation de droit en premier provient des théoriciennes féministes du droit américaines telles que Gilligan[34].

Conséquences pratiques concernant Deleuze et les normes

Cette approche peut permettre concrètement de faire une place aux êtres naturels dans le procès, non pas en tant que parties mais en tant que termes d’une relation symbolique entre les hommes et la nature. Le droit peut ensuite décider de faire de certains êtres naturels des sujets de droit mais il peut suffire de considérer qu’il s’agit d’entités en relation symbolique et donc juridique avec les humains. Il convient alors que des humains agissent devant les tribunaux à la place des entités naturelles qui peuvent avoir des intérêts et donc des droits mais pas la capacité de se défendre en justice. Le vivre ensemble ne doit pas seulement impliquer des rapports de droit entre humains[35] mais aussi des rapports avec ces entités naturelles. Guattari a développé davantage que Deleuze dans son « écosophie » la nécessité de combiner une philosophie, une sociologie et une écologie[36].

La nécessité de jouer sur les mots doit également être retenue dans un droit relationiste car les énoncés juridiques doivent pouvoir créer des décalages et des différences. C’est dans cette optique qu’a été créé l’atelier Oudropo,, dans la lignée de l’Oulipo qui avait lui-même débuté par la publication d’articles dans la revue de ‘pataphysique. Il s’agit de créer du droit potentiel, du droit possible mais non réel, à partir de contraintes littéraires. L’une d’elle peut être l’agglutination à la Jarry qui a formé aussi l’instinctestin[37]. Cela peut donner des expressions comme « funérailleurs du droit », « présentendant » « voisinterprété », « crédibilinguisme », « substitude » ou « pointerdit », créées à l’aide d’un mixer de texte informatique dans une approche oudropienne[38]. Le numérique ne sert plus seulement alors à renforcer le contrôle mais peut aider à créer du droit potentiel rendant les sujets de droit issus des relations juridiques plus libres, émotionnels, rationnels et autonomes dans l’interdépendance.

On peut d’ailleurs réévaluer à cette aune la critique des droits de l’homme de Deleuze[39] : ils sont trop abstraits et individualistes, ils partent d’un sujet libre et rationnel, ce qui est un mythe. En revanche, une jurisprudence in concreto (celle de la CEDH plus que celle du Conseil constitutionnel) sur les droits de l’homme prenant en considération les relations en présence serait tout à fait envisageable puisque la liberté et les droits naissent des rapports juridiques.

En somme pour Jarry, le concept de rhizomorhododendron articule les racines de l’arbre et le rhizome des plantes, l’horizontal et le vertical. Alors que pour Deleuze, seul le rhizome fait concept alors même que Jarry est une référence pour lui. Or, dans Mille plateaux il écrit avec Guatarri : « La pensée n’est pas arborescente, et le cerveau n’est pas une matière enracinée ni ramifiée. Ce qu’on appelle à tort « dendrites » n’assurent pas une connexion des neurones dans un tissu continu… beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe plutôt qu’un arbre « l’axone et la dendrite s’enroulent l’un autour de l’autre comme le liseron autour de la ronce » (Steven Rose) … La mémoire courte est du type rhizome, diagramme, tandis que la longue est arborescente et centralisée ». Le liseron et la ronce sont deux plantes à rhizome. L’expression « on emploie dendrite à tort », sachant que Dendron en grec veut dire arbre, me paraît être une dénégation cachée de Jarry. Le rhododendron est l’arbre aux roses, il a des racines et non un rhizome. Deleuze qui connaissait nécessairement l’agglutination de Jarry ne l’a pas cité comme sa source d’inspiration du rhizome car il aurait dû sinon admettre l’importance des arbres et des racines. Jarry au contraire mêle dans une même agglutination des opposés qui peut aujourd’hui servir de modèle à une société à la fois rhizomatique (l’Internet) et arborescente (les algorithmes, les États). Certes, il s’agit d’un non concept puisqu’il mêle des idées opposées et renvoie finalement au particulier des exceptions et des situations. Mais l’on voit ici comment le philosophe et métaphysicien Deleuze a reculé devant le pataphysicien Jarry. On voit aussi que le droit comme science des cas est une science pataphysicienne qui se situe au-dessus de la métaphysique et on comprend enfin pourquoi l’huissier (devenu commissaire de justice depuis 2022) précède le Dr Faustroll et saisit ses biens.

 

[1] V. l’introduction de Mille Plateaux, éditions de Minuit, 1980.

[2] G. Deleuze, « Un précurseur méconnu de Heidegger », Alfred Jarry, dans CC, p. 115-125.

[3] G. Deleuze, En créant la métaphysique Jarry a ouvert la voie à la phénoménologie, dans L’île déserte, éd. de Minuit, 2002, p. 105-108 : citant Jarry, Deleuze écrit : « “ l’épiphénomène étant souvent l’accident, la pataphysique sera surtout la science du particulier ” parlons pour les spécialistes : l’Être est l’épiphénomène de tous les étants », p. 106..

[4] Accessible en ligne sur Webdeleuze. Com/Textes/284, consulté le 10 juin 2021.

[5] G. Deleuze, En créant la métaphysique Jarry a ouvert la voie à la phénoménologie, précit., p. 106.

[6] Dans A. Jarry, T1 La Pléiade V. en ligne bibliothèque numérique romande www.ebooks.bnr.com/ebooks/pdf4/Jarry-Faustroll. Pdf consulté le 10 juin 2021.

[7] V. Deleuze et Cl. Parnet (entretien), Abécédaire, 1995, G. comme Gauche « la création en droit c’est la jurisprudence », « la jurisprudence c’est la vie, cas par cas ».

[8] ES, p. 109 : « Les relations sont extérieures à leurs termes […] » ; « […] les relations sont extérieures aux idées », p. 109.

[9] G. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface dans M. Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, Folio, Gallimard, 1972, p. 273-301.

[10] Deleuze G., 2010, Empirisme et subjectivité. Essai sur la nature humaine selon Hume, Epiméthée, Presses Universitaires de France : p. 109.

[11]A. Philippopoulos-Mihalopoulos, “Law, Space, Bodies: the Emergence of Spatial Justice”, dans L. de Sutter et K. McGee, Deleuze and Law, Edinburgh University Press, 2012, p. 90-110.

[12] Mille Plateaux

[13] Mille Plateaux, p. 563.

[14] MP, p. 575.

[15] G. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface dans M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, op. cit., p. 273-301.

[16] J. Nedelsky, Law’s Relations, Oxford University Press, 2010 et la synthèse en français dans Droit et Relation, Law and Relation, IRJS éd., 2018. Une approche relationiste en common law incluant les émotions, le care et le féminisme.

[17] J. G. Fitche, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, [1796], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1984.

[18] G. Pavlakos, Redessiner le rapport de droit, à paraître ; A. Somek, The Legal Relations. Legal Theory After Legal Positivism, New York, Cambridge University Press, 2017.

[19] Cours du 29 avril 1986, préc.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] G. Deleuze, « XI. Un précurseur méconnu de Heidegger, Alfred Jarry », dans CC, p. 115-125.

[23] Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, dans Œuvres complètes, La Pléiade, T.1 [partiellement publié en 1898 puis in extenso en 1911] 1972, p. 671 accessible en ligne alfred.jarry.fr/Jarry/ ?Page_id=89 consulté le 10 juin 2021.

[24] Op. cit., p. 731.

[25] V. G. Deleuze et Cl. Parnet (entretien), Abécédaire, documentaire réalisé par P.-A. Boutang, Fémis, 1995, G. comme Gauche.

[26] F. Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 59.

[27]  M. Scheler, Nature et formes de la sympathie [1913], trad. Fr. M. Lefebvre, Paris, Payot, 1971, disciple de Husserl, l’auteur est un phénoménologue qui a une approche émotionnelle du monde, il estime que les émotions peuvent être objectives, il en dégage des valeurs et donc des devoir-être, il dégage une conception de la personne comme déjà en relation et coresponsable, Levinas est dans cette lignée tout en dégageant l’aspect infini de la relation des relations ;  B. Frère, « La constitution intersubjective de Moi », dans G. Mahéo et E. Housset (dir.) Max Scheler, Éthique et phénoménologie, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 208-209.

[28]  E. Housset, « L’intuition catégoriale de la relation : le renversement husserlien », Paris, PUF, coll. « Les Études philosophiques », 2017/2, n° 172, p. 289-306, https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2017-2-page-289.htm. L’auteur est un phénoménologue de la relation, il prolonge Fichte et Husserl en plaçant en premier la relation et du coup en remettant en cause l’intersubjectivité qui suppose deux sujets précédent le lien.

[29] M. Bitbol, De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010. Voir aussi J. Ladyman, « The Foundations of Structuralism and the Metapysics of Relations », dans A. Marmodoro and D. Yates (dir.), The Metaphysics of Relations, Oxford University Press, 2016, p. 177-197.

[30] Voir notamment L. Vygotski, Pensée et Langage [1934], rééd. Paris, La Dispute, 1997.

[31] É. Glissant, Tout-monde, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995.

[32] É. Glissant, Philosophie de la relation, Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009.

[33] A. Jarry, « Les jours et les nuits », dans Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, t.1 [1897] 1972, p. 828, accessible en ligne sur : alfred.jarry.fr/Jarry/ ?Page_id=89. Page consultée le 10 juin 2021.

[34] C. Gilligan, In a different Voice, Harvard University Press, 1982.

[35] E. Jeuland, « Vivre ensemble juridiquement, voire judiciairement si nécessaire », dans J. Guittard et E. Nicolas (dir.), Barthes face à la norme : Droit, pouvoir, autorité, langage(s), Paris, Mare & Martin, coll. « Libre Droit », 2019, p. 297 sq.

[36] F. Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Paris, éd. Lignes, 2013.

[37] A. Jarry, Les jours et les nuits, op. cit., p. 827.

[38] Voir notre essai fiction, La justice des émotions, Paris, IRJS éd., 2020.

[39] A. Lefebvre, « Human Rights in Deleuze and Bergson’s Later Philosophy », dans L. de Sutter and K. McGee, Deleuze and Law, Edinburgh University Press, 2012, p. 48-68.

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