Roman ouvroir de droit potentiel (Rodropo)

 

Par Emmanuel Jeuland et Camille Porodou

DEFINITION :

Roman Ouvroir de Droit Potentiel, il s’agit d’une contrainte oudropienne consistant à écrire un roman (ou plus largement une fiction ou un récit) pour créer du droit potentiel. La difficulté de cette contrainte est que la forme « roman » est à la fois un carcan et une absence de carcan ; elle peut intégrer toute sorte de textes (narration, dialogues, bouts d’essai, lettres, poèmes, autobiographie, etc.) mais comporte des exigences implicites : notamment une convention avec le lecteur (toujours négociable) et une vraisemblance dans le récit (ce point est sans doute discutable). Il est possible de s’aider de la contrainte générale que s’est fixée Julien Gracq à lui-même : dans une fiction tout doit être fiction (J. Gracq, En lisant en écrivant, Corti, 1980, p. 25 « mon principe s’en trouve confirmé : dans la fiction, tout doit être fiction »). Par ailleurs, on peut se dire que tout blocage dans l’écriture peut être dépassé par la mise en œuvre d’une des contraintes oudropiennes.

APPLICATION :

Il est difficile évidemment de reproduire ici en entier une tentative de rodropo. Il n’en existe, par ailleurs, à notre connaissance, qu’une seule. En attendant de nouvelles applications nous pouvons citer un essai-fiction intitulé « La justice des émotions » (IRJS 2020). Pitch : une étude a montré que le composant d’un pesticide appelé l’Oudrozine est responsable d’une des formes de la maladie d’Almer. Un recours collectif est intenté par une association de victimes contre le distributeur de cette molécule. L’auditeur de cette société est également le petit-fils d’une femme atteinte de la maladie. Il rencontre une chercheuse en translatologie, puis croise le destin d’une traductrice d’une autre époque. Parallèlement, un conférencier tente de comprendre la justice des émotions pendant qu’une magistrate souffre d’angoisse et de frustration.

La thèse qui est ici défendue est que la justice est structurée comme un cerveau : les différentes connexions que sont les rapports de droit judiciaires constituent les lieux des processus émotionnels et rationnels. L’émotion est nécessaire à la raison pour parvenir à un bon jugement. La justice doit donc accueillir les émotions autant qu’elle met en œuvre méthodiquement des règles de droit. Il convient de faire justice aux émotions en privilégiant leur forme principale d’expression qu’est la narration. Dans cet essai-fiction les approches rationnelles, relationnelles et émotionnelles sont mêlées.  Cet essai-fiction est une contrainte oudropienne consistant à mener des récits et à développer des raisonnements pour générer du droit potentiel.  Deux histoires et une série de conférences en résonnance peuvent être lues indépendamment les unes des autres.

Travaillant sur le thème de l’émotion du juge, l’auteur a tenté d’emprunter une voie non discursive pour approfondir son sujet. Parallèlement à une démarche théorique sur la relation entre le juge et l’émotion, il lui a semblé́ nécessaire d’utiliser une méthode fondée sur l’émotion davantage que sur la raison et ainsi d’aborder son sujet sous la forme d’une fiction (le mot « roman » semble être devenu un terme de marketing pour « vendre » un produit qui peut ne pas être une fiction). Sa principale difficulté a été de ne jamais plaquer des idées et des raisonnements tout faits, mais de suivre le fil de la fiction, la logique interne des personnages et d’accepter la dispersion.  Il y est question notamment d’action de groupe en matière d’environnement, de responsabilité sociale des sociétés, d’e-justice, de bien commun, du rapport homme/femme et de sexe neutre. Ce texte a été l’occasion de tester de nouvelles contraintes comme celle du mixage de texte (mélanger deux textes éventuellement en deux langues avec un text mixerinformatique pour dégager de nouveaux concepts oudropiens robotisés : funérailleurs, entre-ville, victimenteux, séparaissance, papersonne, belongiligne, etc.) ou celle des verbes déclaratifs : les dialogues conduisent à s’interroger sur les verbes déclaratifs, i.e ceux qui permettent de déterminer celui qui parle (dit-elle, fait-il, demande-t-il, etc.). Ne faut-il pas dans un roman oudropien utiliser le vocabulaire du procès : constate-t-il, duplique-t-il, requiert-elle, enjoint-il, déclare-t-il, témoigne-t-il, etc. ? Enfin, le romancier japonais Murakami écrit quelque part que le lecteur de roman attend toujours quelques scènes de sexe, il en attend même beaucoup s’agissant des romans de Houellebecque. Il a donc fallu transformer en contrainte oudropienne ce type de scène en se forçant à en faire une description juridique (v. La justice des émotions). On peut alors parler de contrainte charnelle (la transformation en vocabulaire juridique d’une scène de sexe dans un roman de Houellebecque pourrait aussi être envisagée).

COMMENTAIRE :
Il se peut que le droit du common law se prête mieux au roman juridique que le civil law car le procès y est plus théâtral et oral, que les règles de procédure en sont connues par tout le monde et que le droit et les humanités se sont mieux « arrangées » à l’université. Les auteurs du XIX° siècle mêlaient, semble-t-il, plus qu’aujourd’hui droit et récit (v. L’éducation sentimentale ou Le père Goriot). Un roman juridique en France pourrait sans doute prendre la forme d’un roman à clefs révélant les secrets de la fabrication du droit (remarque de W. Mastor, colloque d’Amiens, La narration de la norme, à paraître), ou bien de l’équivalent d’un roman initiatique comme le monde de Sophie pour la philosophie (ex. le Monde de Camille Porodou). Créer du droit potentiel avec un roman constitue donc une double contrainte (ou double bind) car il faut réussir à rester dans le non droit (le récit) pour créer du droit potentiel (concepts nouveaux, nouvelles interprétations, etc.) sans pour autant faire du droit-fiction. Il s’agit d’une contrainte impossible ou contradictoire. Elle oblige aussi à recourir à l’imagination dont on dit qu’elle devrait avoir sa place dans l’art juridique, mais qui n’y est guère reconnue (W. Mastor et L. Miniato, « Le droit comme récit », D. 2017, 2433 et avant cela P. Ferreira da Cunha, Droit et récit, coll. Diké, Les presses de l’Université Laval, 2003).

Le roman est aussi, depuis au moins Don Quichotte, le lieu de l’ironie ce qui n’est guère compatible avec le droit qui doit plutôt trancher (ceci dit voir : A. Somek, Legal Relation, Cambridge University Press, 2017 en faveur de l’ironie en droit). Il met en scène davantage la sensibilité et l’émotion que la raison et les idées si bien qu’il s’agit d’un exercice relevant tout aussi bien du mouvement Law and Litterature que du mouvement Law and Emotion (v. un état des lieux : R. Grossi, « Understanding Law and Emotion », Emotion Review, 2015 January 55-60, en ligne, depuis notamment M. Nussbaum, « Emotion in the Language of Judging », St John’s Law Review, 1996, 70, 23-30).

Le roman oudropien peut être considéré comme expérimental (même s’il doit, pour être un roman, rester lisible voire divertissant – ceci dit ces deux conditions sont discutables). Le roman peut ainsi être un outil d’approfondissement du droit, en particulier lorsque l’on réfléchit à la prise en compte de l’émotion dans la méthodologie judiciaire. Il apparaît en effet aujourd’hui clairement que l’émotion est nécessaire à la raison pour parvenir à un bon jugement. La réalisation d’un roman ouvroir de droit potentiel est une mise en récit de questions de droit qui peut ouvrir sur des perspectives nouvelles. Il y a une dizaine d’année le roman martien de Philibert Ledoux (Introduction au droit martien : le premier roman juridique, Litec, 2005, textes choisis et présentés par H. Croze) a correspondu à un moment où l’on commençait à entrevoir les possibilités du droit sous l’angle de la science-fiction (v. aussi F. Defferrard, Le droit selon Star Trek, Mare et Martin, 2016, prix Debouzy). La fiction permet peut-être aujourd’hui de prendre ses distances sur les transformations juridiques profondes qui sont en cours. Elle permet d’évoquer ces mouvements de fond et peut-être au lecteur d’y réfléchir sans pour autant être directement confronté aux convictions personnelles de l’écrivain.

Martha Nussbaum, célèbre philosophe du droit américaine, affirme qu’il n’y a pas de meilleure préparation pour devenir magistrat que la littérature (L’art d’être juste, Climat 2015 trad par S. Chavel de Poetic Justice, the Literary Imagination and Public Life). Cela permet d’affiner sa raison émotionnelle et apprend à se mettre à la place des autres. Cela renforce l’empathie et permet une réflexion morale. L’ironie propre au roman et au théâtre habitue également à entendre des positions différentes avant de pouvoir prendre une décision. Ceci dit le roman est aussi un lieu de transgression et d’immoralité (v. les romans du Marquis de Sade), c’est alors par la provocation à la réflexion qu’il peut y avoir un apport juridique. On peut se demander si la même double origine étymologique des mots rapports et relations comme union et comme récit (latin refero) ne rapproche pas le droit vu comme un art des relations humaines et la littérature comme interrogation sur ces relations. D’autant plus, qu’un théoricien du roman comme Bakhtine y voit le lieu du dialogue entre les langues et entre les personnes. L’auteur parle de dialogisme et de multilinguisme (Esthétique et théorie du roman, Tel Gallimard, 1978, p.122).

On peut cependant se demander si le roman devenu étiquette de marketing n’est pas le genre qui correspond à une société individualiste ou chacun, isolé des autres, peut se situer en surplomb du monde comme producteur de la narration de sa propre vie à destination de consommateurs dont l’attention est de plus en plus détournée par l’Internet, dans un nouveau régime de la sensibilité qui privilégierait une forme d’exhibitionnisme émotionnel (« extimité » selon le sociologue Julien Bernard, « Les voies d’approche des émotions », Terrains/Théories [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 17 octobre 2014, consulté le 22 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/teth/196 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.196 spéc. N°28).  Le régime émotionnel de la révolution française ayant été le sentimentalisme authentique et dès lors meurtrier, le régime émotionnel depuis le 19° siècle a été une certaine mise à distance des émotions en promouvant une raison toute puissante (v. aussi sur la notion de régime émotionnel W. Reddy, La traversée des sentiments, Les presses du réel, 2019, p. 159 s.). Un droit participant à un régime individualiste destructeur des liens humains au profit d’une approche concurrentielle et performante serait certainement en harmonie avec ce qu’est devenu le roman. Un droit tentant de défendre les liens juridiques et un équilibre entre la concurrence et la solidarité se coulerait moins bien dans cette évolution du roman et pourrait même générer un malaise ou des nouveautés formelles. Plutôt que de partir de sujets de droit, personnage et narrateur, il donnerait la parole à des non sujets de droit. Ce pourrait être aussi les romanciers qui pourraient tenter de provoquer des évolutions du droit en donnant la parole à des non sujets (comme le fait Richard Powers, L’arbre-Monde, 2019, Cherche-Midi, il donne la parole aux arbres et a des développements juridiques sur les droits de propriété). On le voit le « roman » comme contrainte oudropienne pose de nombreux problèmes qui touchent aux racines du droit et peut-être de la littérature, et à la relation de droit comme narration et connexion entre les humains et les non humains.

archives Rodropo,, : Roman Ouvroir de Droit Potentiel, il s’agit d’une contrainte oudropienne consistant à écrire un roman pour créer du droit potentiel. La difficulté de cette contrainte est que la forme « roman » est à la fois un carcan et une absence de carcan ; elle permet tout (narration, dialogues, bouts d’essai, lettres, poèmes, etc.) mais comporte des exigences implicites : notamment une convention avec le lecteur (toujours négociable) et une vraisemblance dans le récit (ce point est sans doute discutable). Il convient de s’aider de la règle fixée par Julien Gracq : dans une fiction tout doit être fiction. Créer du droit potentiel avec un roman constitue donc une double contrainte (ou double bind) car il faut réussir à rester dans le non droit (le récit) pour créer du droit potentiel (concepts nouveaux, nouvelles interprétations, etc.) sans pour autant faire du droit-fiction. Il s’agit d’une contrainte impossible ou contradictoire. Elle oblige aussi à recourir à l‘imagination dont on dit qu’elle devrait avoir sa place dans l’art juridique, mais qui n’y est guère reconnue (W. Mastor et L. Miniato, précit). On peut à chaque blocage dans l’écriture puiser dans le réservoir des contraintes oudropiennes (v. le site Oudropo.com). ` Le roman est aussi depuis Don Quichotte le lieu de l’ironie ce qui n’est guère compatible avec le droit qui doit plutôt trancher (voir ceci dit : A. Somek, Legal Relaiton, Cambridge University Press, 2017). Il met en scène davantage la sensibilité et l’émotion que la raison et les idées si bien qu’il s’agit d’un exercice relevant tout aussi bien du mouvement Law and Litterature que du mouvement Law and Emotion (v. un état des lieux : R. Grossi, « Understanding Law and Emotion », Emotion Review, 2015 January 55-60, en ligne, depuis notamment M. Nussbaum, « Emotion in the Language of Judging », St John’s Law Review, 1996, 70, 23-30). Créer du droit potentiel avec un roman constitue une double contrainte (ou double bind) car il faut réussir à rester dans le non droit (le récit) pour créer du droit potentiel (concepts nouveaux, nouvelles interprétations,  théories juridiques potentielles comme celle de la Grande Inversion, etc.) sans pour autant faire du droit fiction. Il peut être dit qu’il s’agit d’une contrainte impossible ou contradictoire. Elle oblige aussi à recourir à l‘imagination dont on dit qu’elle devrait avoir sa place dans l’art juridique mais qui n’est guère reconnue. Ce roman peut être considéré comme expérimental (même s’il doit, pour être un roman, rester lisible voire divertissant – ceci dit ces deux conditions sont discutables aussi). Pour sa version en ligne, il obéit également aux contraintes d’un site Internet : la nécessité de liens hypertextes, de mises à jour permanentes (le droit étant en perpétuel transformation, le rodropo,, doit lui-même évoluer régulièrement) et d’images (mais ces images doivent être libres de droit et ne pas porter atteinte au pouvoir d’évocation de l’écrit). Il se peut d’ailleurs que ces contraintes devront s’appliquer à l’encodage du droit (voir Oudropo.com).

Le roman peut ainsi être un outil d’approfondissement du droit, en particulier lorsque l’on réfléchit à la prise en compte de l’émotion dans la méthodologie judiciaire. Il apparaît en effet aujourd’hui clairement que l’émotion est nécessaire à la raison pour parvenir à un bon jugement. Ayant travaillé sur le thème de l’émotion du juge (« le juge et l’émotion, mélange Rodière, 2019, en ligne sur Hal), l’auteur a tenté d’emprunter une voie non discursive pour approfondir son sujet. A travers le roman intitulé « Cabâzor », il s’agit de redécouvrir des concepts et des théories juridiques, mais surtout de réfléchir au droit en train de se faire en rapport avec les émotions des juges et des parties. Parallèlement, à une démarche théorique sur la relation entre le juge et l’émotion, il a semblé́ nécessaire à l’auteur d’utiliser une méthode fondée sur l’émotion davantage que sur la raison et ainsi d’aborder son sujet sous la forme d’un roman. Sa principale difficulté a sans doute été de ne jamais plaquer des idées et des raisonnements tout faits, mais de suivre le fil de la fiction.  Il y est question notamment d’action de groupe en matière d’environnement, de responsabilité sociale des sociétés, d’e-justice, de bien commun, du rapport homme/femme et de sexe neutre.

La réalisation d’un roman ouvroir de droit potentiel est une mise en récit de questions de droit qui peut ouvrir sur des perspectives nouvelles. Il y a une dizaine d’année le roman martien de de Philibert Ledoux (Introduction au droit martien : le premier roman juridique, Litec, 2005, textes choisis et présentés par H. Croze) a correspondu à un moment où l’on commençait à entrevoir les possibilités du droit sous l’angle de la science-fiction (v. aussi F. Defferrard, Le droit selon Star Trek, Mare et Martin, 2016, prix Debouzy). La fiction permet peut-être aujourd’hui de prendre ses distances sur les transformations juridiques profondes qui sont en cours. Elle permet à l’auteur d’évoquer ces mouvements de fond et peut-être au lecteur d’y réfléchir sans pour autant être directement confronté aux convictions personnelles de l’écrivain.

Martha Nussbaum, célèbre philosophe du droit américaine, affirme qu’il n’y a pas de meilleure préparation pour devenir magistrat que la littérature (L’art d’être juste, Climat 2015 trad par S. Chavel de Poetic Justice, the Literary Imagination and Public Life). Cela permet d’affiner sa raison émotionnelle et apprend à se mettre à la place des autres. Cela renforce l’empathie et permet une réflexion morale. L’ironie propre au roman et au théâtre habitue également à entendre des positions différentes avant de pouvoir prendre une décision.

Exemple de rodropo : Le roman Cabâzor se réfère à différentes théories du droit. Pour s’y retrouver dans le maquis des écoles de pensée juridique, il convient d’en faire la cartographie. Nous proposons en annexe donc un tableau des grands concepts juridiques et des principales théories du droit. Il est possible d’associer chaque personnage du roman avec une théorie du droit mais cette démarche peut recéler quelques pièges ; le nom des personnages peut parfois donner un indice pour les associer à une théorie mais peut aussi induire en erreur et de toute façon, aucun personnage n’est réductible à une catégorie et peut avoir évoluer au cours du roman.

Sur les fictions hypertexte voire l’article de Howard Becker, Hypertext Fiction, Cultura & Economia, Lisbon1995, Texte disponible sur le site personnel de l’auteur : http://home.earthlink.net/~hsbecker/.

Voir une tentative qui finalement aboutit à une chimère d’essai fiction : la justice des émotions, à paraître en septembre 2020, éditions IRJS.

Nodropo,, Nouvelle ouvroir de droit potentiel, un texte littéraire qui permet de réfléchir à du droit potentiel, Par exemple: Ghost ; voir aussi Nopenpolaw,, and Shostopolaw,,